L’art de faire pitié, selon Yves Francoeur

Les porte-parole des groupes de pression policiers ont la fâcheuse tendance à vouloir faire passer les membres de la force constabulaire pour les gens qui font le plus pitié de la société.

Le sergent-détective Yves Francoeur, qui est président de la Fraternité des policiers et des policières de la Ville de Montréal depuis 2005, compte parmi les adeptes de ce discours victimisant.

À tel point qu’il peut même lui arriver de verser carrément dans l’exagération, voire la fabulation, dans l’espoir de susciter un élan de compassion à l’égard de la condition policière.

C’est ce qui est arrivé le 21 mars 2012, lorsque Francoeur est intervenu lors des consultations particulières de la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec sur le projet de loi n° 46, Loi concernant les enquêtes policières indépendantes.

Durant son allocution, Francoeur a évoqué le cas de Mohamed Anas Bennis, jeune homme tombé sous les balles de l’agent Yannick Bernier, le 1er décembre 2005, en déclarant ceci :

M. Francoeur (Yves): J'ai vécu une enquête publique dernièrement, dans le cas Mohamed Bennis, Mohamed Anas Bennis à Montréal, un dossier qui traînait depuis des années, qu'on n'a jamais compris qu'il traînait. Mon pauvre policier, là, il avait été transpercé dans le cou puis à travers la cuisse. Vers 14 heures et quelques l'après-midi, on avait eu un téléphone de l'hôpital qu'on allait le perdre. Prenez les procédures nécessaires auprès de la famille, on va le perdre. (1)

D’abord, il est pour le moins étonnant que Francoeur affirme ignorer pourquoi le dossier Anas « traînait depuis des années ».

En effet, la Fraternité que dirige Francoeur a elle-même retardée le commencement de l’enquête de la coroner Me Catherine Rudel-Tessier sur le décès de Mohamed Anas Bennis.

Ainsi, le 20 août 2008, la Fraternité, de même que deux de leurs membres, les agents Bernier et Roy, ont déposés un recours direct en nullité demandant à la Cour supérieure du Québec l’annulation de l’enquête du coroner sur les causes et circonstances du décès de Mohamed Anas Bennis.

Le recours direct en nullité a été rejeté par le juge Claude Champagne, le 2 septembre 2010. (2)

On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que l’action en justice exercée par la Fraternité a causé à elle seule un retard de deux ans dans le commencement de l’enquête du coroner.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Francoeur s’est livré à une démonstration de malhonnêteté intellectuelle des plus déplorables en clamant devant la Commission des institutions qu’il n'avait « jamais compris » pourquoi le dossier Anas Bennis « traînait » autant !

Plus grave encore, Francoeur semble avoir carrément menti à la Commission des institutions lorsqu’il a suggéré que l’agent Bernier était à l’article de la mort suite à l’intervention policière du 1er décembre 2005.

Or, certains articles publiés à l’époque par les quotidiens La Presse et Le Journal de Montréal mentionnaient que les blessures de l’agent Bernier étaient « superficielles » et qu’on « ne craindrait pas pour sa vie ». (3)

Si tel n’avait pas été le cas, on se serait attendu à ce que Francoeur interviennent auprès des journaux pour rectifier le tir, ce qu’il s’est toutefois abstenu de faire.

Et pour cause !

Car il n’y a rien dans la documentation officielle qui permet de conclure que les blessures de l’agent Bernier étaient considérées à ce point sérieuses par le personnel médical qu’elles auraient pu lui être fatales.

D’une part, on peut lire ceci à la page 6 d’un document rédigé sous la plume du procureur de la couronne James Rondeau et déposé en preuve à l’enquête du coroner :

Plus loin dans sa décision, le constable Bernier explique les blessures qu'il a subies, qui lui font mal et qu'en panique, il croit toujours qu’il ne va pas survivre à cette attaque jusqu’à l’arrivée des ambulanciers qui eux lui confirment ne pas craindre pour sa vie et le conduisent a l'hôpital.

[C’est nous qui soulignons]

D’autre part, le rapport d’enquête de la coroner Rudel-Tessier sur les causes et circonstances du décès de Mohamed Anas Bennis commente les blessures du policiers en écrivant ceci :

Le policier Bernier est, quand à lui, transporté à l’Hôpital général de Montréal. Dans l’ambulance qui le conduit à l’hôpital, l’agent Bernier est en état de panique et il tremble. Les ambulanciers ont beau le rassurer, il est certain qu’il va mourir. Il arrive en salle d’urgence à 7 h 50. Il présente une lacération superficielle, d’environ 7 cm, au cou (du côté droit). Il a également une abrasion, ainsi qu’une blessure à la cuisse droite plus profonde qui a provoqué un saignement abondant. Ses signes vitaux sont normaux. Il se calme et refuse de prendre des médicaments contre la douleur. On lui administre un antibiotique puis du Fentanyl et l’on suture ses plaies. Une radiographie des poumons (pour éliminer un pneumothorax) et angiographie de la jambe sont prescrites, en raison de la présence d’un hématome important (7 à 10 cm). Les examens se révèlent négatifs. L’agent Bernier quitte l’hôpital, le 2 décembre 2005, avec des ordonnances contre la douleur. Il restera en arrêt de travail jusqu’en septembre 2006. (4)

[C’est nous qui soulignons]

Par ailleurs, Francoeur semble avoir également tenté d’induire en erreur les membres de la Commission des institutions lorsqu’il a fait allusion, pour la deuxième fois durant son allocution, à une étude intitulée « L’intimidation envers les policiers du Québec » menée sous la direction de Maurice Cusson, en affirmant ceci :

M. Francoeur (Yves): Bien, effectivement, nous, on a vécu avec les motards, avec les gens du crime organisé, où nos patrouilleurs, et souvent c'est l'escouade Éclipse, à Montréal, on est plus présents, plus assidus à certains endroits, que ce soit fréquenté par les motards ou le crime organisé. Et à ce moment-là nos policiers... ces individus-là, via leurs avocats, portent systématiquement plainte, déontologie, discipline, parfois même des poursuites civiles, criminelles, tout simplement à titre de vengeance, et c'est malheureusement ce que je disais, une épée de Damoclès qui pend au-dessus de la tête des policiers. Et ce n'est pas nous, j'ai bien cité le criminologue Maurice Cusson, qui n'a aucun lien avec la Fraternité des policiers ni avec les policiers, qui a fait cette recherche-là avec une vingtaine d'autres chercheurs de plusieurs universités, et qui vient dire qu'effectivement, que ça serait bénéfique pour les policiers et policières, et, de biais, de prolongement, pour la société, que ces plaintes frivoles là soient traitées plus rapidement que de traîner pendant des périodes qui peuvent varier de six mois à deux ans.

[C’est nous qui soulignons]

Or, on constate sur la première page du document en question que ladite étude a été effectuée en collaboration avec Grégory Gomez del Prado, qui, selon les informations publiées sur le site web de l’Université de Montréal, est à la fois candidat au doctorat à l’École de criminologie de l’Université de Montréal… et policier à la Sûreté du Québec ! (5)

On peut également lire, à la deuxième page dudit document, que l’équipe de recherche a tenue à remercier, « pour leur précieuse collaboration », Gilles Martel de la Sûreté du Québec, Richard Dupuis et Michelle Côté du Service de police de la Ville de Montréal, Yves Morency et Alain St-Onge de l’Association des directeurs de police du Québec, ainsi que tous les membres des différentes organisations policières du Québec ayant participé aux sondages.

Ainsi, quand Francoeur parle de l’absence de liens avec les policiers, il ment en plein visage des membres de la Commission des institutions, encore une fois.

Si Francoeur aspirait à attirer la sympathie des membres de la Commission des institutions en proférant de telles balivernes, il aura plutôt réussi à se mériter une plainte en déontologie policière en bonne et due forme de la part du porte-parole de la Coalition contre la répression et les abus policiers, Alexandre Popovic.

Il y a quand même des limites à dire n’importe quoi !

 

Sources :

(1) Citation tirée de la version préliminaire du Journal des débats de la Commission des institutions : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/ci-39-2/journal-debats/CI-120321.html  Un lien vers un enregistrement vidéo de la séance est également disponible sur la même page.

(2) Voir : Fraternité des policières et policiers de la Ville de Montréal c. Nolet, 2010 QCCS 4267 (CanLII) : http://canlii.ca/t/2ck8w

(3) MEUNIER Hugo, « Étrange drame, rue Kent », La Presse, 2 décembre 2005, p. A1 ; DE PIERREBOURG Patrice, « Abattu par la police en pleine rue Kent », Le Journal de Montréal, 2 décembre 2005, p. 3.

(4) RUDEL-TESSIER Catherine, Rapport d’enquête sur les causes et circonstances du décès de Mohamed Anas Bennis, 130395, mai 2011, p. 8. Pour consulter le rapport sur internet : http://fr.scribd.com/doc/59077037/Coroner-s-Report-Mohamed-Anas-Bennis

(5) http://www.fep.umontreal.ca/crimino/charges.html